L’habitude rend tout facile
Je suis un humain. Il m’arrive parfois d’en douter, mais toujours est-il que j’ai toutes les caractéristiques d’un humain. Mon miroir est formel. Il faut dire qu’il a beau être l’objet phare de ma salle de bains, il n’est pas du genre à trop réfléchir avant de me réfléchir sa vision des choses, justement. Pas du genre à prendre des gants pour balancer sa perception du monde : Et paf ! Sérieusement, t’as vraiment l’impression d’avoir l’air d’un homme ?!
Mon corps est constitué de tissus organiques. Expliqué comme ça, évidemment, ce n’est pas forcément très vendeur, mais c’est un détail qui a pourtant son importance : si par malheur, à l’avenir, il m’arrivait de devenir une pourriture, le côté positif, c’est que tout cela resterait parfaitement biodégradable.
Ceux qu’il convient d’appeler mes semblables (sérieusement, on parle bien de mes « semblables » ?) ne cessent de me répéter depuis que je suis né que ma vie a une durée strictement limitée. C’est marrant, parce que moi, personnellement, je ne parviens pas à me faire à cette idée que je suis né du ventre de ma mère uniquement pour grandir, exister, vieillir et crever… avec plus rien qui ne se passera jamais plus après ! Le vide. Le néant. Un truc tout aussi inconcevable pour mon esprit, d’ailleurs, que le fait de pouvoir disposer bêtement, ici et maintenant, d’une vie sortie tout droit de nulle part.
J’aurais pu être un mollusque. Une espèce de truc informe avec sa maison en permanence sur le dos, condamné à en baver pour découvrir le monde. Mais heureusement, j’ai eu de la chance : mon corps possède une structure osseuse qui me permet de me tenir debout, sur mes deux jambes. Pratique pour regarder une jolie chanteuse, par exemple, par-dessus la tête de tous ceux qui sont arrivés au spectacle avant moi. Si je me mets à crier trop fort que je l’adore, pour l’encourager à chanter son programme jusqu’au bout malgré la froideur légendaire du public de mes montagnes, et que des jaloux plus costauds que moi veulent me démolir les dents de devant que mon orthodontiste a mis des années à replacer dans le bon ordre, cela me permet de déguerpir un peu plus vite que si j’avais à le faire en rampant. Si ce n’est qu’un couple de petits vieux inoffensifs qui essaie de m’intimider en me faisant les gros yeux, le fait d’être debout me permet au contraire de camper sur mes positions, défendre ma place et mon point de vue, et de leur imposer, par là même, tout l’aplomb de la jeunesse qui considère naïvement comme acquis son droit à la liberté d’expression.
Je ne sais pas qui a créé les humains. Je n’étais pas là pour le voir. Pas là pour le savoir. Du coup, désolé pour les fanatiques de la soutane ou du chant liturgique, mais moi, je me méfie particulièrement de tous ceux qui prétendent détenir ce secret de nos origines tout en nous promettant le paradis si nous acceptons de les croire sans trop poser de questions, et l’enfer si nous décidons de n’en faire qu’à notre tête. Tout ce dont je suis certain, en revanche, c’est que nous existons au même titre que tout ce qui existe sur cette planète pleine d’eau que nous avons nommée « Terre », comme les animaux, les insectes, les poissons, les végétaux, les coraux, les oiseaux et les cieux ; la pierre, la terre, l’air, l’eau, l’énergie et le feu ; la musique, le cinéma, la littérature ; la danse, l’été, l’amour, et ces pâtisseries délicieuses que l’on appelle les merveilleux.
Je possède une conscience, en majeure partie stockée dans l’organe qui demeure le grand privilégié de mon squelette : le cerveau, entièrement recouvert d’une structure osseuse appelée la boîte crânienne.
Si j’écris que cette conscience est stockée « en majeure partie » dans mon cerveau, ce n’est pas parce que chez nous, les garçons, elle a parfois la très exclusive tendance à venir se loger dans notre caleçon. Le fait est qu’elle ne peut pas être contenue de manière intégrale dans un espace aussi réduit qu’une petite tête, aussi pleine soit-elle. En vérité, cette conscience naît d’une capacité à élaborer des formes de pensée directement issues des différentes expériences vécues. Chaque partie de moi, par conséquent, chaque cellule, chaque particule qui me constitue possède son propre degré de conscience, en lien direct avec son bon fonctionnement et sa propre espérance de vie.
Moi, je n’ai pas accès à ces formes de conscience microscopiques. Je dois juste composer avec leurs différents points de vue, et ce n’est pas toujours facile, notamment lorsque mes papilles crèvent d’envie de se payer un quatrième croque-monsieur Nutella banane, et que les cellules de mon estomac, qui ont parfaitement mémorisé ce à quoi je m’expose, ont décrété qu’elles renverraient tout à l’expéditeur si je m’y amusais.
Bref, ces différentes formes de conscience me constituent.
En secret, elles me définissent.
Elles sont la part de moi que je ne connais pas, qui œuvre dans l’ombre, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qui m’oriente, qui m’influence, et qui me dirige dans chacun de mes choix.
Elles constituent la force invisible de tout mon système de pensées. La forteresse de toutes mes croyances. De toutes mes convictions.
Elles sont le réservoir de toutes mes peurs. Du moindre doute aux pires phobies qui me pétrifient.
Elles sont devenues mes programmes. Ce qui m’anime, ce qui m’émeut. Ce qui me réveille l’envie ou la colère, la tristesse ou l’excitation, la sourde oreille devant les jaloux ou bien tout simplement le réflexe de prendre devant eux les jambes à mon cou, et ce qui fait que tout ce qui existe entre nous ne se cantonne finalement pas qu’à une simple affaire de goûts.
Ces différentes formes de conscience sont ce qui me rend vivant.
Elles sont mon énergie et ma fatalité.
Et pendant que cette fatalité s’opère en toute impunité, moi, je dors. Profondément.
Je dors.
Ou plutôt : je rêve…
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Programmation acquise 2 :
L’habitude rend tout facile
Il commence ainsi :
Je suis dans une salle de classe, en cours de français.
Rien ne me semble étrange : ni le fait que rien ne m’explique comment je suis arrivé ici, et encore moins que ce professeur de français, cela fait en réalité des années que je ne l’ai pas revu. La dernière fois, c’était au collège. L’année de mon premier amour. Autant dire que tout ça, c’est du passé, et que le train du sommeil m’a donc apparemment bien arnaqué sur sa destination faite d’images incohérentes et mensongères, toutes enchevêtrées.
Le spectacle est gratuit. Heureusement. Il ne manquerait plus qu’on me demande de payer ma place ! Ce doit être une forme de tout inclus du pack « grand sommeil, gros répit ». Tout ce que l’on attend implicitement de moi, c’est de ne pas être trop critique envers le scénario et la représentation. Ne pas faire trop de vagues et ne pas prendre la parole si personne n’a décidé de me la donner.
En fait, pour être honnête, je crois que je pourrais parfaitement être invisible, ou bien un arbre, une table, un échantillon de pierre ou encore un jeune homme mystérieusement métamorphosé du jour au lendemain en monstrueux insecte, que cela ne changerait absolument rien au fait que je n’aurais pas la moindre conscience du sommeil profond dans lequel je suis plongé.
M. Durand, lui, est bel et bien vivant. Il se lève brusquement de sa chaise pour ramasser les copies.
Je crois qu’il a toujours été gros, M. Durand. Même en rêve, personne ne pourrait l’imaginer moins imposant, comme s’il traînait avec lui tout le poids des années faites de culture bien assimilée. Et visiblement, il est extrêmement cultivé, M. Durand.
Les silhouettes frêles de mes camarades, en revanche, me donnent l’impression de bilboquets dont les têtes voudraient bien disparaître sous les tables. Ils continuent de griffonner frénétiquement de nouveaux débuts de phrases qu’ils n’auront jamais le temps de terminer. Je les connais : ils essaient tous de grappiller quelques secondes salvatrices qui leur permettront de formuler, de manière plus ou moins compréhensible, une demande de grâce à un massacre général auquel ils ne parviendront évidemment pas à échapper.
La voix grave et puissante de notre professeur ne tarde d’ailleurs pas à les rappeler à l’ordre :
— J’ai dit STOP ! Nom d’un bonhomme !
[Extrait de SEUL LE RÉSULTAT COMPTE, la deuxième saison de ma série zébrée MA VIE EST UN SKETCH]
[Chaque saison peut se lire indifféremment de l'autre, même si chronologiquement, la 2 se déroule quelques années après la 1. Pour chaque saison, un seul et même concept : passer d'un état de conscience à un autre. Éveilleurs de conscience et passeurs d'âme en herbe, ça vous inspire ? ;-) ]
