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22 May 2019

Nous n’édifions pas nos vies : nous nous laissons édifier par leurs séismes.

L’être humain fait beaucoup de mal à ses semblables, et souvent tout simplement parce qu’il a besoin d’évacuer ses propres tensions, sa propre souffrance, son propre mal-être en tenant les autres pour responsables de ce qui se passe qu’en lui-même.

Nous sommes profondément immatures.

Nous ne sommes que des esprits vénéneux, irresponsables de ne voir le poison qu’à travers les intentions et les actes de nos semblables.

Nos egos sont opaques. Ils sont blindés et inattaquables. Sans ces carapaces, nos vies se résumeraient à des enchevêtrements fragiles et incapables de se hisser au rang de véritables constructions.

Nous n’édifions pas nos vies : nous nous laissons édifier par leurs séismes.
L’immense partie de nos actions est constituée d’illusions, car nous sommes en réalité toujours dans la réaction à des forces contre lesquelles nous ne pouvons jamais rien.

Nous n’agissons que pour nous battre contre quelque chose. Contre des idées, contre une violence, contre autrui ou contre soi.

Le véritable fond de la nature humaine reste définitivement double, avec une partie innée constituée de « bon », et une autre acquise, dans laquelle s’accumule, au fur et à mesure que les années passent et que les renoncements gagnent du terrain sur les envies, toute une cargaison de quelque chose qu’il faut bien reconnaître comme étant de l’ordre du foncièrement « mauvais ».

La vie détient-t-elle à ce point le pouvoir de rendre les âmes pures plus mauvaises au final ?

Observe le comportement des gens entre eux avec clairvoyance, et plus jamais tu ne pourras être gentil ! Celui qui voit les fourberies, les mensonges et les véritables cicatrices qui se cachent derrière les apparences ne peut que finir dans la réserve et la méfiance. Être aimable, c’est avoir fait le choix conscient de passer l’éponge sur cette sinistre vérité, et faire comme si cela ne se voyait pas, comme si les ficelles n’étaient pas énormes, comme si les mensonges restaient invisibles pour mettre en évidence une nature humaine définitivement bonne et juste.

Je ne suis pas gentil. Ma gentillesse n’est que tristesse. Tristesse d’être le témoin impuissant de ce temps qui transforme les cœurs purs en petites fioles remplies d’aigreur. Tristesse de voir à quel point les mots les plus anodins et l’enthousiasme le plus spontané finissent par se gorger de venin, et à quel point l’écoute des autres vire le plus souvent au procès le plus injuste et intransigeant. Tristesse de voir à quel point la joie sincère dans les sourires finit par s’effacer derrière l’hypocrisie d’une compassion de circonstance, qui n’est en réalité qu’un reflet plus ou moins flatteur, plus ou moins implicite, de soi.

J’ai fait le choix non formulé de faire comme si cette tristesse ne faisait pas partie de mon regard. De faire comme si le bon côté des choses et des gens suffisait à me rendre invisible cette part d’ombre, si tragique et inéluctable, pour rendre systématiquement la victoire au temps.

Je ne vaux pas mieux que les autres. Moi aussi, j’alimente sans doute inconsciemment, chaque jour, cette nécessaire hypocrisie de la compassion. Pour me conformer à la manière de vivre des autres. Pour ne pas me couper d’eux. Pour jouer avec eux le jeu des mensonges et des stratagèmes, tout en taisant le secret espoir qu’un jour, ce jeu n’aura plus lieu d’être.

J’ai donc fait le choix de rester aimable avec les gens. Pour nous rendre la vie plus facile, plus supportable, pour faire en sorte que chaque instant ne puisse pas basculer dans la sauvagerie permanente. Pour respecter le choix des autres, le « devenir » des autres et pouvoir me frayer une survie viable parmi eux. Pour continuer d’aimer, le plus souvent en secret, cette part d’eux-mêmes qui relève de la grâce et de la bonté, de l’amour et de la bienveillance, de l’humour et de l’optimisme, et qui fait que, malgré tout, au-delà de tous leurs mensonges et éclats de voix qui sonnent faux, derrière leur attachante fragilité d’avoir fait ce choix de souffrir de tout ça ensemble et de manière si conforme et prévisible, perdure malgré tout une petite étincelle de gentillesse sincère et précieuse que l’on appelle l’insouciance.

Le reste d’une âme d’enfant à préserver.

J’ai fait le choix de faire en sorte de ne percevoir que cette flamme-là. De ne regarder que la part de lumière en chaque être, et de fermer les yeux sur le reste.

Mais cette façon de regarder les autres n’est donc pas le résultat d’une géniale et bienheureuse insouciance. J’ai eu tort de m’intéresser à la Connaissance. J’ai eu tort d’avoir voulu croquer dans la pomme moi aussi, d’avoir voulu comprendre les choses et les êtres au-delà de tout ce qui nous était permis de vivre tout simplement.

Celui qui croque la pomme de la connaissance renonce à son insouciance originelle. Lorsque tu découvres que le vrai prix de ta liberté ne consiste qu’à te laisser porter par les courants de l’enfer ou déployer les ailes de la paix bien haut au-dessus de cet enfer, il est trop tard. Tu fais déjà partie du jeu, et tu ne vis certainement pas sur la terre des dieux.

[Extrait de Un sens à tout ça]