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18 Jan 2019

Le libraire, l'éditeur, l'écrivain et le grand méchant loup

Il était une fois un libraire qui était passionné de littérature.

Dans sa librairie, il aimait faire découvrir à ses clients les chefs d’œuvre qui l’avaient le plus marqué. Il y en avait des insolites, avec des histoires au prime abord banales mais qui finissaient de façon totalement improbable ; il y en avait des poétiques, qui étaient parvenus à retranscrire l’essence de quelques brefs instants de vie comme un fabricant de parfum aurait réussi à reproduire les phéromones de l’extase ; il y en avait des géniaux, qui offraient plusieurs degrés de lecture ; il y en avait des mystérieux, des rigolos, des terrifiants, des clairvoyants…

Tous avaient réussi à capter quelque chose de la vie. Parfois des émotions aussi fortes que l’amour et la peur, et parfois de simples parcelles de bonheur.

(Et celles et ceux qui ont un peu goûté à l’amertume des années qui passent savent ô trop combien le bonheur est éphémère, et parfois même insaisissable.)

 

Il était heureux, ce libraire, tant qu’il vendait ses livres.

Il était heureux de pouvoir en vivre, et il était surtout heureux de pouvoir vivre du bonheur qu’il partageait avec les gens.

 

Et puis, petit à petit, les mœurs ont évolué.

Internet a fait son apparition, les écrans ont fait leur révolution.

Et ces gens qui aimaient tant lire, finalement, finirent par de moins en moins lire.

Voire même ne plus lire du tout.

 

Le libraire ne pouvait pas en vouloir aux gens.

Alors il décréta que son manque à gagner incombait au grand méchant Amazon.

C’est vrai, ça. Amazon vend tout, il piétine tout, il offre tous les services contre lesquels on ne peut pas concurrencer.

La mort des libraires, c’est le grand méchant Amazon, qui en est responsable.

C’est ce qui se dit. C’est ce qui se répète. C’est ce qui devient politiquement correct de penser.

En plus, Amazon ne paie pas ses impôts. Alors si Amazon ne paie pas ses impôts, vous rendez-vous compte ? Comme personne ne peut taper sur ceux qui font (mal) les lois, il faut bien qu’Amazon assume un rôle de hors-la-loi !

 

Il n’empêche que, Amazon ou pas Amazon, le fait est que les gens ne veulent plus lire.

Ils veulent du rapide, ils veulent de l’image, ils veulent du sans effort, et si possible du directement consommable au niveau émotionnel, sans avoir à se servir de leur cerveau fatigué, bombardé du matin au soir d’ondes diverses et variées, WiFi, G4, bientôt G5, etc., pour faire office de filtre ou d'interprète.

 

Mais à quelques pas de la librairie, vit un écrivain.
Il est heureux, un éditeur vient de lui proposer un contrat pour son premier roman. Il touchera 8% de droits d’auteur sur le prix HT du livre.

L’éditeur l’a déjà prévenu : « Vous savez, ne vous attendez pas à un carton ! En moyenne, un premier roman se vend à 600 exemplaires, de nos jours. Alors, pour les revenus, évidemment, ça n’ira pas bien loin. 8% sur 18.10€ HT, ça vous fera 1.45€ de royalties par bouquin. Si nous parvenons à écouler 500 exemplaires, ça vous fera 868.80€. Évidemment, tout le monde sait que l’on n’écrit pas pour l’argent, pas vrai ? »

L’écrivain s’est senti un peu frustré, un peu exploité, un peu volé, mais après tout, est-ce qu’il a le choix ?

Bon, d’accord, le libraire, lui, sur son bouquin, il touchera 40% des droits, soit 7,24€…

Son éditeur touchera 25% des droits, soit 4,52€…

Ensuite, il y aura l’imprimeur, le distributeur…

Après tout, il faut bien que tous ces gens vivent.

Ils ont une structure, des frais, des cotisations à payer…

 

Hum.

Que eux gagnent de l’argent de ces livres publiés, tout le monde s'accorde à trouver cela normal.

Mais pour l’écrivain, bon sang, sérieusement, que ce serait indécent !

Depuis quand les artistes devraient-ils vivre de leur talent ?!

Et là, l'écrivain, il a quand même l'impression que quelque chose ne tourne pas très rond dans ce monde pas très juste.

 

Quelques jours passent, et puis l’écrivain (qui hésite encore à renvoyer son contrat signé à son éditeur parce que le "succès" estimé lui a fichu un gros coup au moral), il entend parler d’Amazon, et de ce que Amazon propose aux auteurs qui choisissent de s’éditer directement sur sa plateforme Kindle Direct Publishing.

70% de royalties, mais à condition que l’auteur fasse tout lui-même. Qu’il endosse le rôle de l’éditeur, et donc qu’il prenne en charge le coût des corrections, le graphisme de sa couverture, la promo de son livre…

Ah oui ?

C’est du boulot, tout de même ! Et puis, éditeur, c'est un vrai métier ! Un écrivain qui s'improviserait éditeur ne s'aventurerait-il pas sur des terres un peu inconnues ?

Mais…
Combien, vous avez dit, au juste ? 70% ?!

 

Voyons, voyons… Combien d’exemplaires papier faut-il écouler pour toucher l’équivalent de ce que l’éditeur lui a fait miroiter ?

Étant donné le nombre de pages du livre, une marge de 5€ par bouquin imprimé est parfaitement envisageable, chez Amazon.

868,80€, ça exigerait donc de vendre 174 livres. Et non plus 500 comme s'y attend l'éditeur.

En plus, la solution est écolo : Amazon imprime à la demande, dès qu’un acheteur commande le livre. Zéro stock, zéro gâchis, zéro papier pour la destuction des invendus.

On est loin des chiffres tabous de l’édition traditionnelle, avec 1 livre sur 4 qui finit au pilon, soit 142 millions de livres par an… (Hic !)

 

Hum.

 

Et avec ça, sur Amazon, on peut aussi vendre des exemplaires numériques.

À 2,99€ le prix de vente de l'ebook, on touche à peu près 1,90€ de royalties.

Et l’avantage, contrairement à ce qui se passe chez les libraires qui ont besoin de faire de la place pour tous les nouveaux bouquins qui arrivent chaque mois, les livres qui sont publiés sur Amazon disposent de tout leur temps pour gagner en visibilité.

En gros, cela signifie que les royalties, elles, elles ne sont pas limitées dans le temps par une durée de vie promise au pilon…

 

Oui, c’est donc vrai. Amazon tue les libraires, et Amazon tue aussi les éditeurs.

Enfin non. Amazon tue les PETITS libraires et les PETITS éditeurs.
En fait, nous sommes juste dans un monde où les gros font de l’ombre aux petits, et où les multinationales dérangent les gros tout en écrasant carrément les petites structures et les indépendants.

Et ça, ce n’est pas la faute des multinationales ou des gros, mais bel et bien du système et des politiciens qui ne se donnent pas les moyens de contrer ça.

Le capitalisme, c’est le pouvoir donné à ceux qui gagnent le plus d’argent.

C’est comme ça. Tout le monde y participe, tout le monde veut y jouer, mais dès lors qu'on ne se situe pas en haut de l'échelle, on crie au scandale, on crie à l'injustice, on manifeste, on se plaint, on rédige des pétitions et on pleurniche, et en fait, si on y réfléchit bien, on fait juste preuve d'une sacrée mauvause foi de mauvais perdant au grand jeu du capitalisme roi.

 

Alors du coup, cela permet d'élargir un tout petit peu le débat.

Et si l’on se place deux minutes dans la peau de l’écrivain qui aimerait bien obtenir un minimum de pouvoir d’achat dans sa vie de tous les jours, tout simplement en pouvant exercer ce qui lui paraît le plus important pour lui, si l'on accepte d'entendre le fait qu'il trouve juste normal de pouvoir bénéficier d'une vraie compensation, lui aussi, en échange du gros travail fourni pour le bouquin qu’il a écrit, on comprendra aisément pourquoi Amazon lui paraît être un bon partenaire.

Bien sûr, l'écrivain prendrait le risque de se heurter aux pensées conventionnelles, notamment vis-à-vis de ceux qui pensent qu'il faut avoir été sélectionné (couronné) par un éditeur pour bénéficier du tittre d'écrivain. Car bon sang, Amazon n'est pas un éditeur ! Permettre à n'importe qui de publier n'importe quoi, ce n'est pas ça, la littérature, non ?

Si l'écrivain jouait cartes sur table pour expliquer le pourquoi du comment de son choix de faire d'Amazon son premier partenaire, il prendrait le risque d'être également perçu, de la part des petits éditeurs, comme un agitateur malvenu dans un système fragilisé par la conjoncture, voire même comme un dangereux rebelle contre l'édition…

Et pourtant, qui a dit qu'auto-édition était synonyme d'anti-édition ? Tous les grands éditeurs, aujourd'hui, ne vont-ils pas chercher leurs nouveaux auteurs parmi les succès de l'auto-édition sur Amazon ?

Lorsqu'ils téléchargent leur ebook au format kindle, ne le font-ils pas depuis leur compte client chez le grand méchant loup, eux aussi ?

 

Alors l'écrivain, finalement, lorsqu'il utilise l'outil Amazon, n'est finalement pas si différent de l'éditeur qui cherche à péréniser son activité en dénichant de nouveaux auteurs prometteurs.

Derrière sa liberté assumée et ses petits revenus confidentiels qui attendent qu'un de ses prochains livres publiés se fraye un passage vers un peu plus de visibilité, au fond de lui, l'écrivain auto-édité n'espère qu'une seule chose : pouvoir un jour concrétiser avec un éditeur digne de ce nom, un vrai, qui soit capable d’entendre la raison de sa démarche, le soutenir parce qu’il peut mesurer à quel point l’écrivain a tout un monde fascinant à partager avec ses lecteurs, ainsi qu’un véritable besoin d’écrire… et le promouvoir dans des sphères auxquelles seuls les professionnels du livre papier ont réellement accès.

Peu importe les 8% du contrat, si l'éditeur parvenait à faire de son livre un best-seller, où serait le problème ?

 

En fait, le système est mal fait. Pour équilibrer davantage les choses, il faudrait que l'éditeur touche un pourcentage de plus en plus grand au fur et à mesure que le succès du livre grandit grâce à lui, et que l'auteur, inversement, accepte de toucher un pourcentage moins élevé au fur et à mesure que le nombre de ventes explose. Mais que cela parte d'une base bien plus juste au départ.

D'un point de vue purement administratif, cela exigerait du système qu'il parvienne à taxer correctement les multinationales, afin que les recettes fiscales engrangées puissent permettre de soutenir réellement les structures plus fragiles, avec ,au bout de la chaîne de l'industrie du livre, les écrivains dont on considère que le travail ne mérite pas salaire.

 

Donc le grand méchant loup devrait effectivement payer les impôts qu'il doit, et si le fait qu'il ne les paie pas est réellement le résultat d'un montage financier légal, alors que les grands méchants législateurs élus par le peuple pour représenter et défendre les intérêts du peuple effectuent leur travail avec plus de justice et moins de laxisme, et l'ensemble de la chaîne du livre (et donc la littérature) s'en portera que mieux.

 

Au fait, entre nous, la littérature, c’est bien une affaire de nécessité, non ?

Alors pourquoi les gens perdent-ils à ce point le sens de l'essentiel ?

Moins de dix personnes auront probablement lu ce texte que j'aurai partagé sur les réseaux.

C'est navrant.

D'autant plus navrant que je pourrais facilement imaginer que si je continue à trop tarder à le terminer, moins de dix personnes liront mon prochain roman.

 

Mais comme on l'a déjà dit plus haut, il est de bon ton de dire tout haut que la littérature ne se nourrit pas de scores et de royalties, et donc pas du nombre de lecteurs et des pourcentages de droits d'auteurs.

Le véritable écrivain se situe bien au-dessus de tout cela, pas vrai ?

Oui, c'est pas faux. (!)

Le véritable écrivain fait de la littérature parce qu'il n'y a rien de plus noble, de plus authentique, de plus vulnérable et de plus humain que de devoir s'atteler à la saine exploration de l'universalité humaine.

Un peu comme s'il prenait le droit de dire à sa manière que le libraire, l'éditeur, l'écrivain et le grand méchant loup, tous ces gens là, au final, ils sont bien tous un peu pareils, et s'ils prenaient le temps de s'écouter sans chercher à se juger, se jalouser, s'exploiter et s'en vouloir les uns et les autres, il y aurait sans doute un peu plus de bonheur et de paix dans un meilleur monde possible que la littérature n'aurait pas encore réussi à totalement imaginer.

 

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Info chiffres pilon, source Nouvelobs.com :
http://www.nouvelobs.com/en-direct/a-chaud/41838-culture-economie-edition-livre-quatre-pilon-millions.html